Dans son article intitulé “A Short History of Empathy” [Un bref historique de l’empathie], Susan Lanzoni affirme qu’il existe deux interprétations des effets de l’empathie : « Premièrement, l’empathie met un frein aux réflexions stéréotypées et, deuxièmement, l’empathie étant un processus de partage d’émotions, elle porte un accent excessif sur l’individu et se met ainsi en travers d’un changement social effectif » [NDLD : traduit de l’anglais]. S’il existe des arguments pour et contre ces deux interprétations, il n’en demeure pas moins que l’empathie, étant un prisme changeant à travers lequel l’on appréhende des réalités divergentes, revêt des significations diverses pour des personnes d’origines culturelles différentes.
Par ailleurs, la création littéraire, en raison de ses efforts inhérents et conscients d’appréciation de la condition humaine, tend à susciter de l’empathie, tel que le démontrent de récentes études. Cependant, cette empathie ne peut que se limiter à l’univers des lecteurs qui comprennent la langue dans laquelle la création littéraire en question a été conçue. C’est ici que la traduction entre en jeu. En effet, en recréant l’essence d’une œuvre dans une autre langue, la traduction brise les barrières linguistiques et lève un pan sur la vie des autres, révélant alors des réalités et des conditions — partagées ou non — susceptibles de constituer des facteurs de rapprochement plutôt que d’éloignement.
C’est avec cette hypothèse en toile de fond que Bakwa, en collaboration avec l’Université de Bristol, a organisé un atelier de création littéraire et un atelier de traduction littéraire au Cameroun en 2019. Comptant sur la capacité de la création littéraire à éveiller de l’empathie, nous souhaitons développer l’empathie et la sympathie interlinguistiques entre Camerounais en traduisant et en mettant à leur disposition des nouvelles en anglais et en français. On ne saurait trop insister sur l’urgence de cette initiative, compte tenu de la crise qui secoue actuellement le pays et qui trouve ses origines dans des questions d’identité et de représentation linguistiques, culturelles et politiques ou encore dans l’absence de celles-ci.
Ainsi, en juin 2019, ayant pu bénéficier du financement du Arts and Humanities Research Council (AHRC) du Royaume-Uni pour ce projet, nous avons organisé simultanément deux ateliers de création littéraire — l’un en anglais, animé par Billy Kahora et l’autre en français, animé par Edwige Dro, avec cinq et six participants respectivement. Les participants, issus de milieux divers et venus de tous les coins du pays, avaient tous en commun le fait d’être de jeunes Camerounais.es et écrivain.e.s en herbe. Dans chacun des ateliers, ils ont passé une semaine intense à s’instruire ensemble de l’art de l’écriture et de la structure de la nouvelle. Les deux animateurs, chacun dans son groupe, bien qu’ayant des approches pédagogiques très distinctes, ont insisté sur les façons dont la lecture, l’écriture et le quotidien cohabitent et comment les voix prennent corps à travers l’acte de la création littéraire. La semaine s’est achevée avec la troisième édition des séances de lecture publique de Bakwa (Bakwa Reading Series).
À la suite de cet atelier, chacun des participants a bénéficié de l’accompagnement d’écrivain.e.s accompli.e.s pour polir sa nouvelle. Il s’agissait de Babila Mutia, Yewande Omotoso et Billy Kahora pour les écrivain.e.s d’expression anglaise, et de Edwige Dro, Florian Ngimbis et Marcus Boni Teiga pour les écrivain.e.s d’expression française. Ce processus de mentorat a duré trois mois, pendant lesquels, par le biais d’échanges et de discussions nourris, les mentorés ont appris que bien écrire c’est aussi réécrire. Une fois les nouvelles peaufinées, elles ont servi de matière première pour l’atelier de traduction littéraire organisé sur une semaine en octobre 2019. Aussi, aux nouvelles issues de cet atelier, nous avons décidé d’ajouter deux autres en anglais, “Things the World Didn’t Tell You” (« Ces choses que le monde ne t’avait pas dites ») et “Lifesavers” (« Le choix de vivre »), extraites du recueil de nouvelles, Of Passion and Ink (De passion et d’encre), à paraître chez Bakwa.
Sous la direction des traductrices émérites Ros Schwartz, Edwige Dro et Georgina Collins, nos quatorze participants ont, de longues journées durant, étudié les particularités de la traduction littéraire par opposition aux textes à caractère technique ou commercial qu’ils traduisent au quotidien dans le cadre de leur formation ou de leur travail. Ils ont ainsi réussi et pris du plaisir à travailler ensemble sur de la prose, de la poésie, les dialogues/l’oralité, à un rythme plus lent et sans délais contraignants, pesant soigneusement chaque mot et chaque phrase choisis, afin d’en sortir avec les choix linguistiques et culturels les plus appropriés.
Un des temps forts de cet atelier a été la séance pendant laquelle les participants ont réalisé des versions en camfranglais d’un extrait du roman de Jane Austen, Emma. Au cours d’une autre séance, ils ont discuté de la possibilité de (re-)traduire les romans de Ferdinand Oyono et de Max Lobe. Leurs critiques au sujet des traductions anglaises des termes ‘bâtons de manioc’ et ‘sauce d’arachide’ (‘cassava sticks’ et ‘peanut sauce’ ayant été utilisés dans lesdites traductions à la place d’alternatives locales plus indiquées, telles que ‘bobolo’ et ‘groundnut soup’) ont suscité des interrogations à propos de qui devrait traduire la littérature camerounaise et pour quel public. Ces critiques soulignent également l’importance de connaissances culturelles extensives dans l’activité traduisante, mais aussi le défi de trouver et d’exprimer les rythmes d’une voix lorsqu’on s’adonne à la traduction littéraire. Chaque soir, les journées se terminaient par une séance de groupe de lecture, occasion pour les participants d’aborder les théories et les stratégies de traduction littéraire, surtout dans le contexte spécifique de l’Afrique et du Cameroun. Ils ont également débattu du rôle du traducteur en tant qu’écrivain et aussi de l’acceptabilité des interventions du traducteur — à quel point le traducteur peut/devrait-il transformer le texte ? Aussi, avons-nous eu de nombreux échanges houleux concernant la place de la traduction littéraire dans la société camerounaise, la politique linguistique, et la possibilité de rédiger et de traduire des textes en et à partir des langues et des dialectes locaux. Ces discussions ont eu un impact direct sur le travail rendu par les participants. La semaine s’est terminée par une conférence publique, baptisée « Literary Translation Matters », à la Fondation Muna à Yaoundé. Cette conférence a réuni les membres du réseau de traduction littéraire naissant au Cameroun et a permis à certains des participants de lire des extraits de leurs traductions sur une plus grande scène.
Enfin, tout comme les écrivains, les traducteurs ont été confiés à des mentors — Ros Schwartz, Georgina Collins et Roland Glasser pour les traducteurs français-anglais, et Edwige Dro, Mona de Pracontal et Sika Fakambi pour les traducteurs anglais-français — pour une période de travail intense s’étalant sur trois mois. Au cours de ladite période, ils ont discuté en profondeur de leurs décisions traductologiques, parachevant progressivement leur œuvre au fil de nombreuses moutures afin de produire chacun une nouvelle qui rend hommage au texte source tout en étant une œuvre littéraire unique à part entière, dotée d’un langage poétique propre à elle-même. Le fruit de ces travaux c’est le recueil que vous tenez entre les mains.
Ce projet, qui s’inspire en partie de l’étude de faisabilité de la Dre Georgina Collins, intitulée Formation en traduction et création littéraires en Afrique de l’Ouest (2019) — laquelle dresse une cartographie des réseaux de traduction et création littéraires au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Sénégal — met donc en vitrine une nouvelle génération de jeunes écrivain.e.s et traducteur.rice.s littéraires en herbe camerounais.e.s. La présente anthologie bilingue révèle de nouvelles pistes sur lesquelles s’engage la nouvelle camerounaise, avec des récits voguant entre fantaisie, existentialisme, afrojujuisme et réalisme. Ainsi, dans « Une bataille au crachat », un narrateur peu typique courtise l’étroite limite entre empathie, radicalisation, et instincts primitifs ; dans « Il faut trouver Jaman », un agent d’entretien travaillant dans une prison collectionne des effets appartenant à des détenus exécutés, ce qui le mènera à une intéressante découverte ; dans la nouvelle éponyme, frère et sœur reprennent contact après quarante ans de séparation, exhumant des secrets qui bouleverseront leurs vies à jamais.
Dans l’ensemble, ces nouvelles, appréhendées à travers le prisme de l’empathie, forment un kaléidoscope de réalités et d’expériences qui, en fin de compte, nous dépeignent tous comme des êtres en quête de paix, d’amour, et d’un sentiment d’appartenance. Cet ouvrage, pour nous, est une goutte d’eau dans l’océan, mais aussi une bouteille jetée dans une mer agitée, dans l’espoir que le message parviendra à autrui…
L’équipe projet.
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