Partir c’est mourir un peu

 

Aller à l’étranger quand on est camerounais… Un calvaire selon certains, un conte surréaliste pour d’autres.

Les théories abondent : faux documents, multiplication de méfaits à l’étranger, escroqueries multiples via la fameuse feymania, divers types d’arnaques rendues plus faciles par l’interconnexion via le cyberespace, chacun y va de sa science pour expliquer cette méfiance quasi universelle que l’humain du vingt et unième siècle semble éprouver pour le Camerounais.

Ressenti parfois surfait, considérant la complexité pour d’autres nationalités, d’emprunter un avion pour un malheureux voyage du “bon côté” du “monde libre” post 11 septembre.

Néanmoins, dans le lexique du Camerounais du vingt et unième siècle, emprunter un moyen de transport pour aller d’un point A vers un point B à l’intérieur du pays se dit “se déplacer”. Emprunter un avion pour aller d’un point A à l’intérieur du pays vers un point B à l’extérieur se dit “Voyager”. La figure d’atténuation/insistance suggère que, n’a jamais vraiment voyagé que celui qui s’est lancé dans le parcours d’obstacles que constitue trop souvent l’obtention d’un visa, autorisation d’entrer dans un pays étranger, européen notamment.

*

Le récital commence par la valse délirante des ambassades dont les exigences donneraient le tournis au plus aguerri des danseurs. Documents étranges, exigences ubuesques, délais lilliputiens… Tout semble mis en œuvre dans les chancelleries caucasiennes pour refréner le désir de départ. L’ensemble de la procédure nimbée d’un accueil froid et condescendant qui fait du requérant un demandeur larmoyant plus qu’un voyageur insouciant.

En ces temps malheureux, certaines chancelleries poussent le vice jusqu’à l’exigence d’un pointage à l’ambassade dans un délai explicite après le retour. Les joies de la nationalité camerounaise… Ce plaisir constant de côtoyer les tréfonds de l’inconsidération. L’exigence de décaper son enveloppe noire de pauvreté, de précarité, pour pouvoir montrer patte blanche et entrer au “paradis” blanc.

Mais la valse n’est que l’ouverture. Le voyageur camerounais qui comme moi est jeune, négligemment vêtu et surtout voyage léger, bénéficie très souvent d’un traitement particulier dans les aéroports. Un certain regard, eu égard à l’aura malfaisante qui émane de lui. Ces vibrations faites de suspicion d’émigration économique, de clandestinité future, soutenue par un quelconque trafic interlope. Trop souvent sous ces latitudes, partir c’est mourir un peu. Mourir dans le regard des autres, au départ, à l’arrivée, à l’accueil, en transit. Des autres qui jugent, supputent, flairent, interrogent, concluent. Des autres qui vous mettent dans une case, une tombe creusée par les louvoiements géopolitiques, une case dans laquelle le respect est fonction d’un passeport, dont la nationalité détermine s’il sera une oriflamme triomphante ou le linceul du mépris et du rejet.

 

Avril 2015

Seconde année en tant que jury monde francophone du concours international Bob’s (Best of The Blogs), je suis, comme chaque année, invité à Berlin pour siéger en compagnie de personnalités du monde de l’activisme en ligne. Un grand oral qui débouche sur la désignation du vainqueur du concours.

Procédure de visa à l’ambassade d’Allemagne à Yaoundé. Même si l’accueil est moins froid que chez les homologues de l’autre rive du Rhin, je subis néanmoins le stress lié à la production d’un nombre incroyable de documents attestant d’inutilités que, quelqu’un quelque part a jugé utiles pour me laisser fouler le sol européen.

Passeport tamponné et rendu in extremis. Quelques heures plus tard, je suis en route pour emprunter un vol Air France nocturne. Je traverse avec amertume le hall du hangar pompeusement appelé aéroport. Triste, moche, dépassé, déprimant.

File pour se faire contrôler avant l’enregistrement. Quelqu’un me tapote l’épaule avec toute l’amabilité de ceux de ma nationalité.

-Mon frère, bonsoir. Je demande hein, tu prends le Air France pour Paris ?

Je ne suis pas son frère, mais ça fait longtemps que je n’ai pas ouvert la bouche. Le chauffeur de taxi, du genre taciturne n’a presque pas pipé mot durant les vingt et quelques kilomètres de mon domicile à l’aéroport.

-Peut-être.

J’aime ça, les répliques idiotes, façon série B.

-Tu as des kilos ?

-Mais… À part ton sac à dos, je ne vois pas de valise.

C’est que je voyage léger. Moins d’une semaine à Berlin, à part des sous-vêtements et des t-shirts, je ne vois pas pourquoi m’encombrer de bagages inutiles.

Le frère insiste. Il est prêt à me refiler toute une valise, et le prix qu’il me propose est plus qu’alléchant.

-Frère, je vais en Allemagne, je transite juste par Charles de Gaulle.

Il a la solution : quelqu’un peut passer prendre le colis à Berlin. Je commence à perdre patience.

-Akié ! Mon Frère, je dis que ne peux pas prendre ton colis, je suis désolé.

Je me souviens de son regard, un mélange de points d’interrogation et de têtes de mort au milieu de questions et de sarcasmes non exprimés mais reconnaissables :

Ekié ! Tu refuses l’argent ?

C’est même un Camerounais ça ?

N’est-ce pas tu pars caler à Mbeng ?

Mouf chien vert tu crois même que quoi ?

C’est que je voyage léger. Moins d’une semaine à Berlin, à part des sous-vêtements et des t-shirts, je ne vois pas pourquoi m’encombrer de bagages inutiles.

Disparue la fausse politesse. Disparue la fraternité de circonstance. Son regard mauvais me fouaille la conscience avant que l’ex frère me tourne ostensiblement le dos.

Je présente mon passeport à l’officier effectuant le tri à l’entrée de l’aire d’enregistrement.

Surprise. Il s’agit d’une vieille connaissance. Un de ces jeunes ignares, devenu policier par la force de l’équilibre régional, passé officier par la puissance des réseaux et nommé à un poste à l’aéroport par un quelconque mystère puant du trafic d’influence.

Des lustres qu’on ne s’est pas vus.

« Euye ! Ngimbis tu vas à mbeng ? »

Question rhétorique. Je souris, jaune koki.

« Tu n’as pas de valise ? Mon frère, tu pars caler c’est ça ? »

Je souris toujours. Jaune sauce jaune.

« Mon frère, Mbeng n’est pas facile hein… Mais je t’encourage. Le pays est trop compliqué. »

À cause de connards de ton espèce oui.

Je souris en ravalant mon fiel et ma réplique. La capacité de nuisance d’un policier est l’une des dernières valeurs sûres de ce pays…

Enregistrement. La jeune employée des Aéroports du Cameroun ne sourit pas. Pas désagréable non plus. Elle fait juste son travail. Professionnellement.

« Destination ?

-Berlin

-Bagages à mettre en soute ?

-Aucun, Madame. »

Elle lève le sourcil. Je pense d’abord que c’est à cause du “Madame”, parfois rare sous nos latitudes où on lui préfère “ma chérie”. Puis je vois qu’elle considère mon sac à dos, mes dreads et lance un regard entendu à sa collègue et voisine de comptoir. Le regard est silencieux, mais je peux lire en filigrane une phrase : en voilà encore un qui ne rentrera pas.

J’avale deux gorgées de salive amère, récupère mes papiers et rejoins le hangar d’embarquement.

Elle lève le sourcil. Je pense d’abord que c’est à cause du “Madame”, parfois rare sous nos latitudes où on lui préfère “ma chérie”. Puis je vois qu’elle considère mon sac à dos, mes dreads et lance un regard entendu à sa collègue et voisine de comptoir. Le regard est silencieux, mais je peux lire en filigrane une phrase : en voilà encore un qui ne rentrera pas.

Paris Charles de Gaulle, plusieurs heures et un mauvais repas plus tard.

Police aux Frontières.

« Papiers monsieur ! »

Dans sa niche de verre, le molosse ausculte mon passeport, le scanne, le palpe, le gratte, le renifle presque.

« Destination ?

-Berlin

-Raison du voyage ? »

Je voudrais être à égalité avec lui : faire des réponses aussi laconiques que ses questions.

« Jury de concours.

-Pardon ?

-Je suis membre d’un jury de concours.

-Profession ? »

Je ricane intérieurement en lançant :

« Blogueur.

-Pardon ?

-Blogeur» Il encaisse en silence.

« Vous avez une invitation ? »

Ah… ça devient amusant.

Je sors une invitation, en allemand…

-Vous ne l’avez pas en français ?

-Non Monsieur, je parle la langue. Je peux vous la traduire si vous voulez.

Rougeoiement des oreilles qu’il a grandes et écartées.

-Vous avez une assurance voyage ?

Bien sûr que oui. Tout subsaharien aux cheveux crépus sait qu’à tout moment, c’est-à-dire très souvent, en plus de ses documents de voyage, d’autres peuvent lui être exigés. Assurance, réservation d’hôtel, moyens de subsistance, lettre d’invitation etc.

Aussi le subsaharien se promène-t-il avec une chemise en carton ou en plastique non biodégradable qui renferme tous ces précieux sésames.

Mes multiples déplacements et surtout les déconvenues dans les aéroports du “monde libre” m’ont formé. Je suis prêt. Mi-moqueur, mi-arrogant, je dégaine chaque document demandé en souriant.

« Retour prévu ?

-Samedi soir.

-Ce samedi ? »

J’acquiesce en me moquant de son coup d’œil semblant me dire : tu ne me prends pas pour un con là ?

« Vous logez où à Berlin s’il vous plaît ? »

Moi, dans mon plus incompréhensible allemand : « Wallstraße 23-24, 10179 Berlin »

Je jouis presque en égrenant sans respirer zehntausend hundert neun und siebzig…

-Chez des parents ?

-Non un quatre-étoiles, très joli.

Là, le pandore comprend enfin que je me paye poliment sa tête.

Dernier regard noir. Coup de tampon réticent et mon passeport vert ndolè retrouve le confort relatif de ma poche.

« Bon voyage Monsieur. »

J’adore ce mépris à la française. Tout est dans le fond. Difficile à décrypter car enrobé dans une pilule visqueuse d’hypocrisie sucrée.

« Au revoir chef ! »

 

Aéroport de Berlin Tegel, quelques heures et une collation plus tard…

    J’ai dormi.

Même le contrôle aléatoire dans la file du contrôle de sûreté des bagages cabine ne m’émeut pas. J’ai parié contre moi-même que si quelqu’un dans la file se faisait contrôler dans mon environnement direct, ce serait moi. Bingo. Je suis riche de mille francs et tout aussi pauvre de la même somme.

Je repense à tout cela en me dirigeant vers la sortie de l’aéroport. Je me sens moins oppressé. Je souris même en repensant au policier de Charles de Gaulle, je souris encore plus en pensant à mon sourire quand j’y repenserai sous une douche bien chaude, dans la proximité d’un lit paré de draps frais.

J’ai presque atteint la sortie…

Please sir…

Deux types qu’on dirait tout droit sortis de la série policière Un cas pour deuxm’encadrent et me font signe de les suivre. Les sosies de Josef Matula me conduisent dans un local et m’expliquent dans un anglais à couper à la tronçonneuse qu’ils vont devoir fouiller mon sac à dos. Dans le même élan, il m’est demandé et si j’ai des choses à déclarer.

Des douaniers.

Fouille au corps minutieuse effectuée par le premier, tandis que je vois le second se jeter comme un fauve sur mon sac à dos muni d’un coton-tige. C’est là que je comprends. Ils cherchent de la drogue…

Pour la première fois mon flegme et mon impassibilité m’ont abandonné et c’est d’une voix étranglée j’ai lancé un : Ekié! C’est comment chef ?

 

“Partir c’est mourir un peu ” est tiré de Bakwa 09: Taxi Drivers who Drive Us Nowhere and other Travel Stories