La nuit est agitée.
L’eau se brise sur la falaise ; le sol tremble sous la puissance des pas des danseurs ; l’air vibre sous la voix des chanteurs ; mon sang pulse à chaque coup de tambour. Mon corps n’est plus que sensations, mon esprit tendu vers l’invisible.
« Où es-tu ? »
Les yeux clos, j’exécute les figures les unes après les autres, sans même y penser. Les bras tendus en une courbe gracieuse, j’effectue un bond en avant. Je frissonne à peine alors que l’air embrasse la peau de mon ventre dévoilé par le tissu fin qui habille mon buste. Une jupe ample, de la même matière, enserre mes reins et termine sa course juste au-dessus de mes chevilles. Cette tenue a été imaginée pour ne gêner aucun de mes mouvements durant la cérémonie. Même les bijoux dorés qui décorent mon cou, mes poignets et mes pieds ne signalent leur présence que par un faible tintement occasionnel.
Les mouvements s’enchaînent. Le pas de l’oiseau qui prend son envol, ailes tendues dans l’espoir d’attirer l’attention de la lune. Mes mains reviennent vers moi, me caressent le visage, imitant le passage du vent. Alors que mon corps saute, tournoie, s’agenouille, se relève, mon esprit s’éloigne peu à peu pour rejoindre celles qui ont accompli le rituel avant moi.
Ce moment, je l’ai attendu toute ma vie. Je danse depuis ma plus tendre enfance dans l’attente du jour où je plongerais dans l’océan pour accomplir le destin de ma famille.
L’imminence de ce moment me fait soudain frissonner, mais je continue de danser. Je n’ai pas d’autre choix. Les instruments et les voix baissent en intensité. Elle arrive. Je voudrais balayer l’assemblée des yeux, mais je ne peux pas.
« Regarde-moi, s’il te plaît ».
Le village de Naöry se redresse comme un seul homme pour accueillir celle à qui l’on attribuait le titre de « Nuna », la matriarche. Son visage est ancré dans ma mémoire. Mes doigts se rappellent chacune de ses rides. Je revois encore ses yeux devenus deux fentes pâles et inutiles, son sourire édenté plein de chaleur, et la dextérité de ses mains calleuses qui n’ont jamais cessé de tisser. Lorsque sa voix s’élève, elle n’est qu’autorité ; mais derrière, se trouve celle qui me contait des histoires emplies de merveilles.
— De nombreuses années ont passé depuis que Naöry s’est séparé d’une de ses filles. Aujourd’hui, même si mes yeux ne voient plus, je garde en mémoire le visage d’Umaya, de la noble lignée des Makö.
Ma danse se poursuit, les chants ne sont plus que des chuchotis, les braises du feu craquent à peine, et l’océan semble presque endormi.
— Depuis la création de ce village, nous avons une relation privilégiée avec le Dieu de cette immense étendue d’eau. Fâro a eu l’immense bonté de prendre sous son aile les premiers Hommes qui se sont installés sur ces terres. Il a offert la prospérité à notre grande famille, et il a permis à l’une d’elles, Makö, d’être leur guide. En échange, elle devait lui livrer la première fille de chaque génération lorsque celle-ci atteindrait ses dix-huit années. Jamais cet engagement n’a été rompu et, en ce jour, Umaya s’apprête à perpétuer la tradition en s’offrant à Fâro.
Lorsque la lune atteindra son zénith, j’aurai dix-huit ans et je me donnerai à Fâro ; comme ma tante avant moi, ma grand-tante avant elle, et bien d’autres encore. Les femmes de ma famille sont des « Elues », celles qui ont attiré le regard de Fâro parmi toutes les autres. Cette histoire, on me l’a narrée avant même que je n’atteigne l’âge de raison, comme tous les habitants du village.
Je suis « la prochaine », celle qui assurera au village de nombreuses années de prospérité. A ce titre, j’ai toujours été traitée comme une reine, une chose à la fois précieuse et dangereuse qu’il valait mieux ne regarder que de loin. La prunelle des Naörytes. Umaya, leur Elue.
« Etais-je la tienne aussi ? »
— Ô Fâro, toi qui nous as fait grâce de tes bienfaits pendant des siècles, permets à notre fille, Umaya, de te rejoindre et de gagner tes faveurs comme les femmes de sa famille avant elle !
Le vent soulève des braises qui virevoltent au-dessus de ma tête. L’atmosphère est soudain lourde, chargée d’une énergie nouvelle. Elle glisse sur ma peau que ma mère aime comparer à une fève de cacao, s’infiltre par mes pores et se mêle à mon sang. Ma poitrine menace de céder sous les battements foudroyants de mon cœur. Je ne suis plus certaine de ce qui m’arrive.
Nuna m’avait expliqué étape par étape le déroulement de la cérémonie. Elle qui avait déjà assisté à quatre d’entre elles, était la plus qualifiée pour m’apprendre tout ce que je devais savoir. Elle m’avait parlé de ce jour où chaque fois la lune semblait être au rendez-vous, de ceux qui m’accompagneraient de leurs chants et de leurs pas, du feu qui projetterait sa lumière mystique sur nous. Lorsqu’elle évoquait ce moment particulier où l’atmosphère semblait baigner dans une mare d’énergie invisible, sa voix se faisait à chaque fois pénétrante, comme si l’exprimer avec des mots faisait naître en elle une émotion vive.
Toutefois, rien de ce qu’elle m’a dit ne m’a préparée à ce que je ressens maintenant. Cette énergie m’enveloppe, guide mes pas, et je dois lutter pour garder un semblant de lucidité. Je tourne sur moi-même, regard perdu vers la lune. Je n’ai pas besoin qu’on me le confirme. Le moment est venu.
J’ai désormais dix-huit ans.
Mon pied frappe le sol ; et je reste immobile, les bras tendus devant moi en signe de supplication. J’ai du mal à reconnaître la voix qui s’élève. Pourtant, il s’agit bien de la mienne.
— Moi, Umaya, de la lignée des Makö, je me donne à toi, Fâro, afin que tu protèges ce village ainsi que ses habitants, et que tu m’accueilles à tes côtés.
Cette prière, je l’ai répétée durant toutes ces années jusque dans mon sommeil. Aujourd’hui, elle prend enfin tout son sens. Devant moi, l’océan s’étend à perte de vue. Mon corps avance. Le sable chaud se refroidit à mesure que je me rapproche de l’eau, et, en quelques secondes à peine, je sens une morsure glaciale dans ma chair.
A cet instant, une pensée me saisit. Je pense à ceux que je laisse derrière moi. Je réalise que je ne les reverrai plus jamais. J’ai envie de me tourner vers eux, leur jeter un dernier regard, leur dire que je les aime une dernière fois. Mais je ne peux pas, je suis déjà sous l’emprise de Fâro. Faute de mieux, je me force à les visualiser dans mon esprit. Mes parents et mes cadets attristés mais fiers. Ina, la petite-fille de Nuna, la seule que je considérais comme une véritable amie, celle avec qui je pouvais oublier un court moment que j’étais l’Elue. Nuna, celle qui m’a pratiquement tout appris.
Derrière moi, ils psalmodient mon nom dans une délicate mélopée. Puis je l’entends, cette voix qui surplombe les autres, forte, vibrante, désespérée.
« Doki », aurais-je voulu crier.
Je laisse derrière moi ses mains fermes, à force de travail, mais douces lorsqu’elles me caressaient le visage, ses yeux d’un ambre profond qui me regardaient avec tendresse, et ses mots d’amour murmurés si bas, que seul moi pouvais les entendre. Il savait que tout ça était éphémère, comme une fleur destinée à mourir. Il le savait, pourtant… J’imagine son visage si viril baigné de larmes. Ce qui m’attriste davantage, c’est que son chagrin passera inaperçu au milieu des autres. Personne ne connaîtra jamais le sens caché de ses larmes. Personne ne comprendra jamais sa douleur.
Ni la mienne.
Personne ne saura jamais ce que je ressens.
Aujourd’hui, j’accomplis l’œuvre de ma vie, le rôle qui m’a été attribué à ma naissance. En m’offrant ainsi à Fâro, tous seront bénis, et mon nom restera gravé dans les mémoires. N’était-ce pas la plus belle des récompenses ? Je crois au pouvoir des souvenirs, au fait que si une seule personne se souvenait de nous, alors cela signifiait que nous vivrions pour l’éternité. Cette foi indéfectible m’a toujours aidée à surmonter mes moments de doute, même les plus farouches. Cette nuit pourtant, je suis partagée, déchirée entre la fierté d’accomplir mon devoir et de lier mon souvenir au cœur des Naörytes et le désespoir d’abandonner l’être aimé.
Le moment est si bien choisi. Pourquoi hésiter maintenant qu’il est trop tard ? Je ne peux plus reculer.
Tandis que mon esprit est en proie à mille tourments, mon corps lui n’a cessé d’avancer dans l’eau profonde. L’eau me ceint désormais la taille, des aiguilles de glace s’enfoncent dans ma peau et je me sens frissonner. Pendant une fraction de seconde, la peur de l’inconnu me gagne, mais je la chasse vite. Telle est ma destinée. Cette dernière pensée m’offre une bouffée réconfortante avant que je ne me fasse happer par les profondeurs. L’eau glacée m’enveloppe à une vitesse vertigineuse. Je me laisse entraîner vers le bas et, bientôt, l’astre sélène n’est plus qu’une lumière diffuse à la surface.
Nuna et moi avions eu de longues conversations sur ce qui se passerait « après ».
Malgré toutes les cérémonies auxquelles elle avait assisté et toute la sagesse dont elle était détentrice, elle n’avait pu répondre à mes questions. Je m’étais laissé porter par quelques élans fantastiques au cours desquels je me voyais vivre parmi les créatures mythiques qui peuplaient les fonds des eaux. Je serais accueillie par une allée tapissée de coquillages lisses et brillants, et serais ensuite accompagnée par les femmes qui avant moi avaient été acceptées dans ce monde et qui, par l’effet de je-ne-savais quel sort, seraient restées jeunes.
J’aurais marché parmi elles et elles m’auraient guidée jusqu’à Fâro.
Je me serais avancée vers lui, intimidée, curieuse, fascinée. Dans mon imagination fertile, je lui donnais une apparence humaine avec des attributs comme seul un Dieu aurait pu en avoir. Un homme grand, dont la stature imposerait le respect et l’admiration. Sa peau serait d’un beau marron nacré, parsemée de coraux, comme des bijoux naturels. Sa chevelure serait si longue que je n’en verrais pas le bout, si soyeuse que je voudrais m’en draper et arborerait la couleur du jais le plus pur, le plus dense et le plus brillant que je puisse imaginer. Ses yeux seraient d’or, à la fois doux et puissants, tels ceux d’un félin. Il m’aurait appelée auprès de lui d’une voix chantante, veloutée, et je me serais tenue à ses côtés sur un piédestal surplombant l’immense cité dont il était le créateur.
Je me fourvoyais.
Ce qui est en train de se passer est loin de toutes ces idées fantaisistes. Ici, l’obscurité semble sans fin. Je coule, encore et encore, sans pouvoir bouger. Cette force invisible me tient. Très vite, mes poumons commencent à me brûler et je ne tiens plus. L’eau s’infiltre si vite que je n’ai pas le temps de comprendre. Mon corps se consume, mes larmes se fondent dans cette étendue d’eau, et cette éventualité que j’ai, jusque-là, reléguée dans une zone enfouie de mon subconscient refait surface.
J’allais mourir.
Cette réalité me tombe dessus comme une massue. J’ai envie de hurler tant la douleur est indéfinissable. Jamais je n’ai imaginé endurer une telle souffrance. Je ne veux pas que ça se passe comme ça. Où se trouve l’eau d’un beau turquoise ? L’allée bardée de coquillages scintillants ? Mes ancêtres censées m’accueillir ? Où se trouve Fâro supposé me protéger ? Je veux que cette douleur cesse. Je ne veux pas mourir ! Si tu m’entends, Fâro, je t’en prie, prends-moi tout entière avec cette douleur.
Et dans un ultime soubresaut, je me sens exploser de l’intérieur.
D’un coup, je me sens légère. Mon enveloppe ne ressent plus rien. Mon corps est mort, je le sais, mais pas mon esprit. Il divague, ne distingue plus la réalité du rêve, la vie de la mort. Sa seule certitude réside en cette lumière qui pointe vers un horizon nouveau. Il se laisse attirer, envoûter, jusqu’à pénétrer dans un monde connu, et inconnu…
*
Des cris, des rires.
La joie glisse dans mes oreilles comme une ode à la vie. Je pensais la mienne finie, ne plus avoir la faveur d’être témoin de telles émotions. Pourtant, lorsque j’ouvre les yeux, une douce scène se déroule sous mes yeux. Des amoureux se promènent sur la place. On dirait qu’ils veulent montrer à la terre entière leur amour déjà visible dans chacun de leurs gestes, chacun de leurs regards, chacun de leurs mots. Il vibre autour d’eux une énergie bienfaisante, capable d’apaiser même les esprits les plus malveillants.
Leur amour titille quelque chose en moi, un cœur que je croyais mort. Je sais pourtant que je suis ici, sans vraiment l’être. Je suis invisible, intangible, dans un univers que je ne comprends pas. Et, en contemplant ce couple, mes pensées me ramènent à Doki.
Selon la tradition, de tels sentiments n’étaient pas permis. Ma vie était déjà dédiée à Fâro, et il ne devait y avoir de place pour personne d’autre. Ce que je vivais avec Doki n’aurait pas dû être. Les rencontres en secret, les murmures dans le noir, les gestes d’affection maladroits, rien de tout ça n’aurait dû être.
Voir deux êtres crier ainsi leur amour au monde faisait naître en moi des sentiments contradictoires : une sensation de bien-être intense, et une jalousie dévorante.
La femme est d’une beauté irréelle. Sa peau brille comme le soleil, et les courbes que l’étoffe laissent deviner feraient pâlir les femmes les mieux loties de mon village. Ses boucles soyeuses encadrent un visage ovale dont le sourire remplace le plus ravissant des bijoux. Le vent emporte son rire délicat tandis que son compagnon la soulève dans ses bras. Il n’est vêtu que d’un pantalon en toile et sa peau m’évoque le ciel presque bleuté d’une nuit de pleine lune. Si la femme est le soleil, lui incarne quelque chose de plus paisible, comme le bruit de l’eau dans une rivière qui glisse sur de petits rochers. Tout chez lui est d’une douceur rassurante, et son regard plein d’amour ferait pâlir les étoiles.
La scène s’évapore pour laisser place à une autre.
Auréolé d’un halo lumineux, le couple d’amoureux était enlacé, indifférent aux regards rouges de colère et d’envie qui gravitent autour d’eux. Je comprenais ces émotions. Ne venais-je pas moi-même de les ressentir ? Ils sont si beaux ensemble, comment ne pas les envier ? Je sens autre chose, une onde malveillante qui veille et n’attend que le bon moment pour frapper. Je veux la repousser, l’empêcher de s’immiscer entre ces deux personnes aux sentiments si purs et si éclatants.
Je vois soudain une silhouette recroquevillée dans la pénombre. Je devine son désespoir et ne peux m’empêcher d’être attirée par elle. Je la sens plus proche de moi que de n’importe qui d’autre. Elle pleure, et ces larmes sont pour cet homme qu’elle n’aura jamais. Elle l’aime, mais lui en aime une autre. Mon cœur frémit à nouveau. Je suis si proche d’elle que je pourrais la toucher. La raison m’échappe, mais j’ai envie de la consoler. A ce moment, elle lève la tête et regarde droit devant elle, dans ma direction. Me voit-elle ? C’est étrange, ses yeux fins ont la couleur de la noix de muscade, son nez aquilin pointe légèrement vers le ciel et ses joues rondes appellent les baisers. On dirait…
La scène change à nouveau.
L’orage sévit. Le vent souffle, menace de tout balayer comme du fétu. Deux silhouettes se battent sur une falaise que je n’ai aucun mal à reconnaître : celle de mon village. Je comprends pourquoi ce lieu m’est familier. Pendant tout ce temps, le décor utilisé pour me conter cette histoire était celui du village de Naöry. A quelle époque ? Cette histoire est-elle seulement réelle ? Je n’en ai aucune idée. Un éclair zèbre le ciel et je trésaille. J’ai un mauvais pressentiment. J’ai à peine le temps de le penser que je suis sur la falaise. Je ne peux que regarder, impuissante, la jeune femme aussi brillante que le soleil, basculer dans le vide avec un cri déchirant, et se faire engloutir par l’eau ténébreuse.
J’étouffe un cri alors qu’il est impossible de m’entendre. Que se passe-t-il ? Pourquoi est-ce arrivé ? Pourquoi… pourquoi ai-je eu envie de consoler cette femme… alors qu’elle vient de tuer de sang-froid ? Et pourquoi cette femme me ressemble-t-elle autant ?
Je ne comprends pas.
Le paysage change encore une fois.
La plage brille sous l’astre du jour nouveau. Tant de beauté exhibant le corps de la femme rejeté par les eaux ainsi que la détresse de son amoureux. Des cris transpercent ma poitrine. Je n’existe pas dans cette histoire, je pensais que dans la mort, toute émotion m’aurait abandonnée. Pourtant je ressens la peine de cet homme avec tant d’acuité que je ne comprends pas comment cela est possible. Je me sens prise au piège par toutes ces émotions négatives : la colère, la jalousie, l’obsession, la tristesse, le désespoir. Pourquoi me force-t-on à assister à un tel spectacle ?
Le décor change.
La nuit est tombée et la lune émet une lumière mystérieuse. Cette atmosphère m’est familière. Sur la plage, le jeune homme endeuillé transporte sa dulcinée dans les eaux sombres et glaciales de l’océan. Un son me parvient, un chant. Sa voix emplit la plage et illumine les eaux troubles d’une lumière bleu turquoise telle que je ne l’avais jamais vue. Ce chant, je le reconnais. C’est l’un des plus anciens des Naörytes. Il s’agit d’une promesse.
Avec un dernier regard derrière lui, l’homme avance et se laisse engloutir par les vagues.
Le décor disparaît petit à petit et se fond dans l’obscurité. Je suis seule, âme solitaire dans un endroit inconnu. Que suis-je supposée faire ?
Soudain, des images m’apparaissent, telles les réminiscences d’une inconnue. Je suis cette femme à l’apparence si semblable à la mienne. Alors que la vie d’une autre s’est éteinte, la sienne continue. Son amertume et sa culpabilité se sont évanouies, elle trouve à nouveau l’amour, fonde une famille. Trouver le bonheur par-dessus le cadavre d’une autre ne devrait pas être dépeint de façon si ravissante.
Un soir de pleine lune pourtant, une silhouette à peine sortie de l’adolescence se dirige vers l’océan. Sans un mot ni un regard en arrière, elle se laisse emporter par le courant. Je reconnais sans peine la première fille de la meurtrière. Une nouvelle image se superpose à la précédente. Sa sœur cadette mène sa propre vie, fonde sa propre famille, et sa fille aînée finit par disparaître à son tour dans l’océan, avant même que l’aube de sa maturité ne pointe à l’horizon. Les images défilent, encore et encore, jusqu’à la dernière.
Moi, seule, abandonnée à mon tour dans cette eau que je croyais salvatrice.
Le paysage fond à nouveau.
Cette fois est différente. Je sais d’emblée que ce n’est pas une simple histoire qui se joue sous mes yeux. C’est plus que cela. Un rêve ? Comment expliquer que le Dieu de mon imaginaire se tienne en face de moi autrement ? Fâro, tel que je me le suis toujours représenté, s’approche de moi et me transperce de ses yeux d’or. Sa voix de velours s’insinue dans mon esprit sans même que ses lèvres frémissent.
— Tu sais tout, Umaya, descendante de Makö.
Je comprends maintenant le sens de ces images. Cette histoire était la sienne, son passé. Son aura me submerge. Fâro n’est pas un Dieu ordinaire. Il était avant tout… un homme. Un homme blessé et meurtri, un homme dont l’amour a été arraché de la plus cruelle des manières par une femme qui n’est autre que mon aïeule. Ce que j’ai vu, n’était autre que la genèse du rituel. Ce que les femmes de ma famille vivent n’est en rien une bénédiction. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un châtiment que chaque génération devra porter pour expier la faute de mon ancêtre.
Nous sommes maudites.
Telle est la vérité cachée derrière ce rituel. Nous ne sommes pas spéciales. Nous ne sommes pas les « Elues » de Fâro. Cette tradition que nous honorons avec tant de déférence n’est pas quelque chose de joyeux. Cette malédiction a été dénaturée au fil des ans et nous lui avons donné le sens qui nous convenait. Même punies, nous avons trouvé le moyen de renier notre faute et d’oublier le tort que nous avons causé.
Comment les choses ont-elles pu en arriver là ? Comment l’histoire a-t-elle pu être déformée à ce point ? Et Fâro… tant de décennies à observer une famille, qu’il hait, le prier et faire comme si elle lui faisait une faveur… Comment a-t-il pu le supporter tout ce temps ? Pourquoi continue-t-il à s’infliger ça ? Et maintenant, que suis-je supposée faire ? Serais-je juste une sacrifiée de plus pour une cause que tous ignorent ? Et combien d’autres après moi lui offriront leur vie, au lieu de lui demander son pardon ? Si je le fais en leur nom à tous, l’acceptera-t-il ?
— Fâro, je ne saurais effacer la douleur que tu ressens suite à la perte de l’être aimé, mais si ma vie peut te soulager, je te la donne volontiers.
— Tu ne la donnes que parce qu’elle est déjà mienne.
— Quand bien même elle m’appartiendrait encore, je te la donnerais.
— Je ne peux pas te croire, toi, descendante de Makö.
Son ressentiment est immense ; je le sens au moment où il transperce ma poitrine. Si mon heure n’était pas déjà venue, alors elle est sur le point de sonner. C’est cependant avec surprise qu’au lieu de sombrer dans les limbes, une chaleur diffuse se propage en moi.
De nouvelles images me submergent. Des souvenirs de ma vie. Je ne suis qu’un nourrisson entouré de ses parents. Le bonheur et l’affliction se lisent sur leur visage. Je suis une enfant, à la fois joyeuse, distinguée et vide. Une enfant protégée, adulée et crainte. Je suis une adolescente qui commence à douter, qui a envie de jouer avec Ina, d’apprendre un métier, de découvrir le monde. Je suis une adolescente qui s’échine à accepter sa destinée.
L’image de Doki apparaît ensuite et mon cœur se serre. Le moment où mon cœur a battu la première fois pour un homme. Le chaste baiser que nous avons échangé dans le creux d’une grotte. Les instants de cet amour qui m’était pourtant interdit. J’aurais voulu partir comme il me l’avait demandé à l’heure de nos adieux, mais ça n’aurait servi à rien. Je le sais, car d’autres avant moi ont tenté de fuir leur destinée. Mais toujours la malédiction les rattrapait. Fâro les a toujours ramenées à lui.
Je n’ai pas le temps de m’apitoyer à nouveau sur l’homme que je ne reverrai plus. Les images changent. Je suis plus âgée, je mène une vie paisible aux côtés de Doki et de nos enfants. Un futur possible. Un futur que je n’aurai jamais. Parce que je ne le méritais pas. Aucune d’entre nous ne le méritait. Pourquoi personne n’a jamais compris ? Comment pourrais-je aspirer au bonheur alors que désormais je connais la vérité ? Comment faire pour apaiser la colère de cette divinité ? M’offrir à lui sera-t-il jamais suffisant ?
La chaleur disparaît soudain.
— Toi… pourquoi es-tu différente ? Toutes celles avant toi m’ont supplié de leur laisser la vie sauve. Elles plaidaient leur innocence. Elles rejetaient la faute sur Makö.
— Je ne suis pas différente, Fâro, mais je comprends la mesure de ta souffrance. J’ai connu l’amour. Je sais ce que cela fait d’être séparé de son âme sœur. J’aurais pu être avec lui, mais à la place, je suis punie pour une faute que je n’ai pas commise. Est-ce ça la justice à laquelle tu aspires ? Cela te suffit-il de retirer l’amour alors même que tout le monde a oublié la véritable raison de ta souffrance ? Durant toutes ces années, cela t’a-t-il procuré le réconfort que tu désirais ?
Aucune réponse. Je suis déjà allée si loin, je ne peux plus me taire maintenant. Je n’ai plus rien à perdre.
— Tu es un homme plus qu’un Dieu et, comme les autres, tu mérites d’obtenir la justice pour l’amour que tu as perdu. Fâro, je te demande pardon au nom de mon aïeule, Makö, et je te donne ma vie.
Oh, je sais qu’il s’agit là de bien peu de chose. J’aimerais trouver un moyen de le réconforter. Il le mérite tellement plus que Makö. Je voudrais le prendre dans mes bras, prendre avec moi une partie cette souffrance. Comment lui exprimer ce que je ressens ? Peux-tu lire dans mes pensées, Fâro ? Son enveloppe massive s’approche de moi et ses iris dorés me scrutent avec intensité. Sa peine dure depuis si longtemps que ses traits semblent figés. Il est si différent de l’homme que j’ai vu enlacer sa dulcinée sur la plage. Arriverais-je seulement à l’aider ?
L’eau vibre lorsqu’il s’exprime à nouveau.
— Tu n’es pas comme les autres femmes de ta lignée… tu n’es pas Makö. Ta vie… ne m’intéresse plus. Va-t’en !
— Non.
Son expression change. Serait-ce de la surprise ?
— Pourquoi ?
— Pourquoi aurais-je le droit au bonheur tandis que toi tu continueras de souffrir ? Pourrais-je repartir auprès de Doki en sachant que ma fille connaîtra cette souffrance ? Je ne peux m’y résoudre. Je te donne ma vie, et si tu es ce Dieu miséricordieux que nous prions depuis des siècles, je le ferai en échange de toutes les leurs.
— Elle me l’a prise… Je ne peux pas oublier.
Nous sommes comme… connectés. Sa douleur et son ressentiment sont miens. On dirait qu’il souhaite… que je comprenne. J’aimerais tellement l’aider…
— Et si… je restais à tes côtés ?
— Toi ?
— Oui, épargne les femmes de ma famille, oublie ta rancœur, et moi, je m’en rappellerai pour toi et resterai à tes côtés aussi longtemps que tu le voudras.
Mon esprit est soudain calme, vide. Ce silence est une torture. Fâro garde les yeux clos, la mâchoire crispée, l’air tourmenté. Que ne donnerais-je pas pour pouvoir lire dans ses pensées… Je ne veux pas qu’il me laisse le temps de penser à ce à quoi je renonçais. Fâro m’a donné le choix. Repartir, avoir une vie, être auprès des gens que j’aime. Il m’a offert un avenir où je serai libre et pourrai fonder une famille avec Doki. Mais je ne peux pas m’y résoudre. Pas en sachant qu’après moi, il y en aura d’autres, et d’autres encore.
Je fais une nouvelle fois mes adieux à l’homme que j’aimais, et ramène mon attention sur Fâro. Il semble perdu dans une intense réflexion. A quoi pense-t-il ? Nous sommes si près l’un de l’autre. Combien de personnes peuvent se vanter d’être aussi près d’un Dieu ? Je ne peux m’empêcher de me demander quel effet cela me ferait de le toucher ? Sa peau serait-elle aussi veloutée que dans mes fantasmes ?
Je sens quelque chose me frôler. Une main, la sienne. Elle se faufile dans la mienne et la soulève jusqu’à son visage. Sans un mot, il la pose sur sa joue. Elle est soyeuse et les particules de coquillages sont comme des pierres précieuses. C’était encore mieux que dans mon imagination. Ses yeux me fixent avec une telle intensité que je me sens plus vivante que jamais. J’y lirais presque… du soulagement.
Peut-être n’est-ce que le fruit de mon imagination ; mais en entendant sa voix cette fois, je ne l’entends pas juste dans ma tête.
— Va, et n’oublie pas.
L’instant d’après, le courant m’emporte et l’image de Fâro s’efface, comme si tout cela n’était qu’un rêve.
***
Le soleil du nouveau jour s’est levé. Allongée sur le sable, je suis caressée par ses rayons encore légers et le vent frais du matin. Je me redresse, l’esprit encore confus. Je regarde mes mains, touche mon visage, ressens les cristaux de sel sur mes lèvres. En me relevant avec une langueur inhabituelle, je vois l’eau colorée du bel azur du ciel s’étendre à perte de vue. Ce paysage est si beau que j’en ai les larmes aux yeux. L’aube de mon dix-huitième anniversaire. Les émotions se bousculent dans ma poitrine. L’allégresse, la tristesse, le désarroi.
— Umaya ?
Cette voix, je la reconnaitrais entre mille. En me retournant, je découvre Doki, le visage ravagé par des larmes qu’il ne prend même pas la peine de dissimuler. J’ai peur, peur que tout cela ne soit qu’un rêve. Un doux rêve. Doucement, je m’approche de lui, bras tendu. Son corps est si près. Mes doigts peuvent effleurer son visage. Il est hésitant. Comment lui en vouloir ? Sa main se pose sur ma joue, frôle mes lèvres et ses yeux expriment une kyrielle de sentiments.
— Comment ?
— J’ai tant à te dire…
Un cri retentit derrière moi, puis un second, et un autre. Les gens du village se regroupent peu à peu sur la plage. Bientôt, c’est tout un attroupement qui se demande s’il n’est pas en proie à une illusion, un mirage ; car je suis là alors que je ne suis plus supposée être.
— Regardez ! s’écrie un homme.
— Umaya est revenue !
— Comment est-ce possible ? Fâro l’aurait-il rejetée ? suppose une voix.
— Non, elle a été bénie, c’est cela ! affirme une autre.
— Umaya, la favorite de Fâro !
— Gloire à Umaya !
Certains commencent à s’incliner, me prêtant un rang, un privilège que je n’ai pas. Bientôt, mon nom est scandé par la foule. Pour eux, je suis l’Elue parmi les élues. Je suis la première à être remontée des eaux. Je suis la seule à avoir vu Fâro et à être revenue. J’ai été choisie. Je balaye cette assemblée de dévots incapables de réfléchir par eux-mêmes. Tout est faux, complètement faux ! La bile me monte à la gorge. Ce n’est pas de moi dont il faut se souvenir. Ce n’est pas moi qu’il faut prier, ce n’est pas moi qu’il faut implorer. Je ne suis rien d’autre que la descendante d’une meurtrière. Ils vouent une adoration à un imposteur.
— Arrêtez ! Relevez-vous ! Vous commettez une grave erreur. Je ne suis pas celle que vous croyez ! Pendant des décennies, nous nous sommes fourvoyés. Aujourd’hui, je connais la vérité.
Nuna se détache de la foule et, aidée d’Ina, s’approche de moi.
— Quelle est donc cette vérité qui t’a tirée de l’océan, mon enfant ?
Je ferme les yeux et revois Fâro, le Dieu que j’ai servi toute ma vie… Je me rappelle sa peau, son visage, sa voix. Je me souviens de cette histoire qu’il m’a montrée, la sienne, celle qui aurait dû traverser les siècles. Je comprends maintenant pourquoi il m’a ramenée. Doki est à mes côtés, et je sais qu’avec lui, j’aurai le courage de rétablir la vérité.
— Nuna, vous tous, j’ai une histoire à vous raconter…
Les traditions sont des choses difficiles à appréhender. Nées dans des circonstances particulières, elles évoluent avec le temps, se transforment, perdent de leur couleur, de leur sens, de leur valeur, pour ne rester qu’une habitude dans l’esprit des peuples. Mais dans ce cadre idyllique qui a été la scène de tant d’amour et de désespoir, je peux enfin révéler aux Naörytes les origines de la cérémonie, afin que l’histoire de ce Dieu reste à jamais gravée dans nos mémoires. Moi, Umaya, fille de la lignée des Makö, y veillerai, ainsi que ma descendance. Telle est la mission qui m’a été confiée.
Pour que plus personne n’oublie.